Le bonhomme m’a appelé un soir au bord du gouffre, empli de doutes et envahi d’un désespoir aux teintes sombres. Le lendemain, je l’accompagnais dans mon local pour étaler sa noirceur sur deux grands tableaux blancs comme j’ai l’habitude de faire. Durant son discours, mes mains ont gesticulé sur la surface lisse des panneaux, transformant son parcours impeccable en arabesques colorées.

Un parcours sans faute

De longue études dans des écoles prestigieuses américaines, un master en économie, son parcours lisse est saupoudré d’un mariage puis garni de quelques enfants prodiges, parés à leur tour pour devenir de grands individus. Gilles est manager dans une prestigieuse entreprise depuis plusieurs années.

Autour de Gilles, personne n’a le droit à l’erreur, lui en premier. Mais c’est de bon coeur car dans son équipe, tout le monde l’admire et lui sourit. Au loin se profile une opportunité nouvelle et unique. Une promotion lui à été accordée par son patron qui lui cède un poste de cadre supérieur. Cet avancement soudain est la récompense d’une lutte acharnée et d’une course à la distinction qui ne laisse pas le droit à l’échec. Gilles est flatté, toute sa famille est fière et ses collègues préparent le champagne en toute discrétion.

Electrochocs

La semaine suivant l’annonce de sa future promotion, Gilles se retrouve à l’hôpital. Le lundi matin, alors qu’il présentait un plan détaillé de la semaine à ses collaborateurs, une douleur sourde était apparue dans sa poitrine, suivi d’un fourmillement au visage et d’une perte partielle de la vision. Il me raconte son trajet en ambulance, l’incapacité à communiquer avec les ambulanciers et surtout l’atroce sentiment de peut-être ne plus pouvoir revoir sa famille avant son dernier souffle. Après une nuit aux urgences, passant d’un service à l’autre, le médecin l’informe qu’il n’a finalement rien de grave d’un point de vue physiologique et que vraisemblablement ses symptômes sont le signe d’un surmenage.

Ce n’est pas sont état d’épuisement qui à poussé Gilles à accepter son arrêt de travail. Ce qui lui a fait un choc, c’est d’avoir vécu ce sentiment étrange. Cette sensation de n’avoir pas pu communiquer l’essentiel à ses enfants. Cet « Essentiel » il ne le connaissait pas encore, mais une chose était certaine, il avait passé sa vie à le contourner et maintenant un sentiment de vide intense l’étouffait en continu. Son travail n’avait désormais plus de goût ni de sens. Après une tentative de reprise prématurée, il dut se remettre en arrêt maladie, terrassé par des crises d’angoisses. Petit à petit, il s’enfermait sur lui-même et se lever le matin devenait insurmontable.

Un éveil laborieux

Il m’avait tout raconté, hormis une chose. Qu’est-ce qui le faisait vibrer avant sa descente aux enfers? Après un long questionnement, le concept de vibrer lui était vraisemblablement étranger. Il avait passé son existence à devenir parfait, omettant de gaspiller du temps dans des activités qu’il jugeait futiles, au profit d’autres bien plus rentables à long terme. Le premier pas consisterait donc à débusquer les étincelles de vibrations cachées dans ses années d’études et de travail, à travers un exercice quotidien. Ce fut long et laborieux, mais Gilles parvint à remplir les exigences de son exercice et au bout d’un mois, nous avions un filet d’authenticité à exploiter.

Gilles avait un don, celui de convaincre. Lorsqu’il voulait défendre un concept, tout son être se mettait au service de son idée, et le plus coriace des adversaires finissait généralement par être conquis à la cause. Il aimait aussi apprendre et transmettre son savoir, ce qui faisait de lui un leader rayonnant. Terrassé par le poids des années gaspillées, l’idée de remettre un pied dans son travail vidé de sens était impensable. Persuadé d’avoir tout tenté pour s’en sortir, il n’espérait plus de miracles pour son salut. Il nous fallait donc une stratégie adaptée à la personne pour lui permettre de re-décoller. Amateur de challenges, j’ai lancé à Gilles un défi. Chaque début de semaine, il devait demander à ses enfants six actions qu’ils pensaient être bonnes pour lui et qui devait l’aider à aller mieux. Ensuite, il devait s’engager à en réaliser au moins trois.

Inattendu

Pauvre Gilles, ses enfants ne l’ont pas vraiment épargné. Sa première action de la semaine fut d’aller danser en boîte de nuit avec sa femme (qui accepta de jouer le jeu). Il dut ensuite sauter en parachute et pour finir, pratiquer du yoga en extérieur. La seconde semaine devint plus intense. Il parcouru la France en moto, assis derrière son fils et participa à un concours de pétanque dans le village le plus perdu du midi. A son retour, il prépara lui-même un souper à cinq plats pour tous ses amis proches. A vrai dire, il avait choisi les propositions les plus absurdes contrairement à ce à quoi je m’attendais, pour mon plus grand émerveillement.

Gilles repris son travail, beaucoup plus serein tout en ayant décliné l’offre de son patron. Ses collègues consternés s’étaient distanciés de lui, saturés d’incompréhension et de déception. Il avait osé refuser ce qui ne pouvait l’être, et comble de l’infamie, il avait demandé à baisser son taux de travail. Dans l’ombre, en super-héros du quotidien, Gilles préparait son départ pour une autre vie, méticuleusement. Lors de la soirée organisée pour ses amis, Il avait retrouvé un ancien compère de beuverie qui travaillait dans l’immobilier. Le type avait fin nez pour les affaires et Gilles avait su le convaincre de se lancer avec lui dans l’aventure entrepreneuriale. Le courant ayant passé, quelques jours plus tard un concept était né.

Epilogue

Les rares fois où je lis le journal, c’est pour lire les annonces d’une agence immobilière florissante dirigée par deux compères experts. Ainsi, j’ai la preuve discrète que du néant est apparu une étoile et que quelque part, Gilles s’éclate en famille, un « L » blanc sur fond bleu à l’arrière de son chopper. Osez, vivez.

L’histoire suivante, celle de Julie, devrait vous plaire. Elle raconte comment on peut passer des années à côté de soi puis soudainement parvenir à enfin exister pour soi…